Le monde de Solotareff à La montagne
magique
En plein coeur de Bruxelles, au 57 rue
du Marais, passez le porche, l'envoûtement est assuré
: vous entrez dans l'univers de La montagne magique.
Dans ce lieu public vous êtes accueillis comme dans une
belle maison, la table se prépare et en attendant l'heure
des festivités, vous pouvez faire un tour dans la librairie
temporaire installée par Am Stram Gram où s'étalent
les titres de Solotareff réunis sur le plat de leurs couvertures
: vous réalisez concrètement qu'il s'agit d'une
oeuvre. Grégoire Solotareff a écrit plus de 100
livres. Il s'est adressé aux tout-petits avec des albums
cartonnés, aux enfants qui commencent à lire avec
de grands albums qui rappellent le format - et l'esprit - des
premiers Babar et aux grands avec ses Contes pour
toutes les saisons (il s'est fixé le défi d'écrire
une histoire par jour) que nous allons voir mis en scène
tout à l'heure, pour la première fois par le Théâtre
du Tilleul.
L'exposition
Plusieurs escaliers partent du grand hall : prenez le premier,
il vous mène à l'exposition des dessins originaux,
des affiches, des planches préparatoires de Moi Fifi,
des portraits et autoportraits (le chat rouge sur son canapé
sur fond bleu ou jaune : il ne lui manque que les lunettes pour
qu'on l'appelle Grégoire). Dans une pièce adjacente,
des sculptures et des peintures réalisées par des
enfants évoquent des personnages rencontrés dans
les livres : Loulou, Mathieu et compagnie sont
en répétition, mais c'est le soir, les enfants
reviennent demain.
La conférence
C'est alors que le public, nombreux ce soir d'inauguration, est
conduit dans un grand théâtre pour écouter
la conférence. Michel Defourny brosse un vaste panorama
de l'ensemble de l'oeuvre de Solotareff en un temps très
limité pour un public de novices et de fans très
férus. Avec humour, gentillesse et profondeur, le «
Professeur » muni d'un seul verre d'eau que, dans sa fougue,
il oubliera de boire, appuyant ses dires sur des projections,
montre avec rigueur les lignes de force qui traversent les histoires
d'amitié, de peurs enfantines, de jalousie. Les renvois
d'un titre à l'autre tissent peu à peu les mailles
d'une lecture en profondeur. Les influences sont mentionnées,
Babar bien sûr mais aussi Ungerer ou Van Gogh que Solotareff
salue en les citant picturalement dans bien des ouvrages. Et
bien sûr est rappelée la biographie particulière
de ce docteur piqûre, fils de médecin et médecin
lui-même qui suivra pourtant les traces de sa mère
Olga Lecaye comme le fera aussi sa soeur Nadja. Les voyages,
s'ils forment la jeunesse, ont aussi donné un appétit
féroce à cet auteur-illustrateur qui fouille l'âme
enfantine en tournant sa plume et son pinceau autour des mêmes
thématiques sur fond de larges horizons. Cours magistral
auquel nous assistons et personne ne pense à protester
car les phrases s'enchaînent, les figures s'éclairent
et le conférencier s'emballe et nous emballe : passion
commune. Solotareff est bien un grand, même si il fait
le modeste.
Belle leçon de lecture par un lecteur qui a déjà
prouvé à maintes reprises son agilité.
Entracte : le buffet
Coloquintes, noisettes, amandes, noix, carottes pour les lapins
et choux-fleurs à tremper dans des sauces divines, attendent
petits et grands écureuils dans une salle intermédiaire
où de petites mains discrètes nettoient, proposent
et rendent l'heure du régal sublime. Chacun grignote en
discutant. La convivialité chasse toute mondanité
dans une chaleureuse ambiance amicale de partage.
Les contes d'automne
C'est l'heure du spectacle et le Théâtre du Tilleul
rentre en scène dans un autre lieu, un étage plus
haut, cette fois sur des gradins de couleur rouge.
Sur la scène, des murs, à la perspective incertaine
filant vers une fenêtre, sont peints en jaune cerné
de noir : une page de Mathieu à moins que ce ne
soit de Toute seule, imaginée par le scénographe
Alexandre Obolensky. Un piano, un vieux canapé de cuir
marron, deux fauteuils, une feuille d'automne. Entrent les comédiens,
livres en main. Car pour ces amateurs de littérature enfantine
d'hier et d'aujourd'hui qui ont monté Crasse-Tignasse,
La fameuse invasion des ours en Sicile, l'univers d'animaux
étrangement humains qui peuplent les livres de Solotareff
est apparu suffisamment dense et essentiel, touchant au plus
profond de l'enfance, pour s'y attaquer. Ils se sont déjà
fait la voix avec Moi Fifi qui déjà prend
l'air d'un classique. Les voilà aguerris pour traverser
les forêts denses. C'est à une lecture musicale,
un oratorio, que Carine Ermans, Margarete Jennes, Michel Berckmans,
Mark Elst, Carlo Ferrante et Alain Gilbert nous convient ce soir
d'automne et la musique est belle car les acteurs ont su capter
l'humour acerbe de Solotareff sans en caricaturer les piques.
Leurs joutes rapprochées font toujours un petit pas du
côté de la tendresse ou du désarroi. Des
galipettes il y en a dans ces saynètes alertes et le public
rit, même et surtout sans doute parce qu'il perçoit
les réflexions graves et pas toujours aimables sur les
travers de ces couples, de ces amis qui parfois jouent et rigolent
du dérisoire. Humour et gravité pris sur le vif
de ces courts textes, lus les lunettes sur le bout du nez avec
complicité. Bravo ! on a envie de reprendre ces Contes
d'automne, d'enchaîner sur les Contes d'hiver
et d'attendre délicieusement installé sous sa couette
ou sur les coussins d'une bibliothèque la parution des
Contes de printemps.
Les ateliers
Dans un grenier sous une charpente très haute, Andrée
propose un atelier de portraits à la peinture acrylique.
Berga offre des paysages à composer avec du pastel néocolor
soluble à l'eau, debout le long des murs sur de grands
papiers. Roland fait inventer avec des encres et de la gouache,
le Dictionnaire du Chat, synthèse créative
du Dictionnaire du Père Noël et Un chat
est un chat. Giulia fait fonctionner un théâtre
d'ombres tandis que Michel aide un petit garçon à
fabriquer une silhouette de loup et à la projeter au milieu
d'autres jeux d'ombres colorées. J'utilise les prénoms,
ce qui pourrait faire croire à des animateurs débutants.
Il n'en est rien et tout le prouve : le calme, la soigneuse préparation
qui fait que tout paraît simple et naturel, l'accueil et
l'attention à chaque enfant et à chaque personne
l'accompagnant.
Une vidéo présente le travail de jeunes adultes
du Créahm (atelier de création avec des handicapés
mentaux). De grandes silhouettes biface suspendues au plafond
ou posées au sol témoignent du travail réalisé
au cours de ces ateliers. Je remarque les sculptures de chat
et de lapin sur fond rayé dont la présence s'impose.
Isabelle Denayer, la jeune fille qui les a créées
est là, je la remercie sincèrement car sa patte
est particulière, peut-être par le fait qu'elle
fait surgir des fonds brouillés des visages d'animaux
comme émergeant d'une forêt, le tout dans un espace
très réduit et sans mise en perspective, ce qui
en rend la vision très surprenante en faisant passer le
regard d'un plan à l'autre simultanément.
Coin lecture
Un coin lecture avec coussins en tissus spécialement conçus
par Isabelle Baillot, professeur de textile, pour répondre
à l'univers de couleurs franches de Solotareff, permet
à Marie-Odile Audras, bibliothécaire, de lire et
de relire à la demande les histoires du père Grégoire.
Il pleuvait sur Bruxelles ce jour-là,
mais à La montagne magique nous étions bien à
l'abri.
La semaine de manifestations organisée
par le Théâtre du Tilleul s'annonçait prometteuse
et elle le fut avec Les amis de Loulou, petites histoires
d'ombres et d'amitié par le Teatro Gioca Vita, célèbre
pour sa mise en scène de Leo Lionni et sa collaboration
avec Emanuele Luzzati. Patrick Beckers tenait lui le pari de
mettre en scène le Dictionnaire avec Tout le monde
sait ça: le Dictionnaire du Père Noël
bien sûr. Enfin vint la rencontre, longue, calme, sincère,
profonde avec Grégoire Solotareff interviewé par
Maggy Rayet qui micro en main toute la semaine offrait au Roi
Grégoire la mémoire de la voix des enfants.
Élisabeth Lortic, bibliothécaire
|